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LE POIDS DU JOUR

Mais c’est… c’est monsieur Lacerte ! Cela est trop drôle, mais c’est bien monsieur Lacerte. Plus il le regarde et plus cela s’affirme. Michel évoque le visage de parrain, l’imagine sans bajoues mais avec des cheveux. De sa main, il supprime presque tout de la photo pour que rien ne distraie plus de ce visage qui subitement, par la seule magie de ce geste simple, sort du temps passé. Le bébé qu’il voyait tout à l’heure n’a rien du vieil homme qu’il connaît de si longtemps ; mais le vieil homme qui émerge dans son esprit a les traits d’un vieil enfant. Après tant d’années. Au fait… combien ?

Michel soulève le papier que le temps a décollé. Il y a au dos de la photo le nom du photographe. Et dans une banderole, écrit d’une écriture qu’il connaît, pourtant :

« Michel, 7 décembre 1889. »

Surpris, il retourne la photo face au jour. C’est donc lui-même.

Puis brusquement il reprend celle de ses parents, leur photo de mariés : 3 juin 1889.’89 ? C’est un 8, 1888 ? Mais non c’est bien un 9, avec son trait tiré sous le huit, assez loin, de la façon particulière qu’a parrain pour faire ce chiffre.

Et sa date de naissance c’est bien cela : le 7 décembre 1889.

Machinalement il a repris la photo du bébé, du bébé qui a ses quelques cheveux soigneusement roulés au sommet de la tête, en un boudin que l’on devine édifié à force de salive maternelle ; et la tête sans cou posée sur les épaules maladroites, comme ces poupées à bascule des jeux de massacre. Qu’il est drôle ainsi, monsieur Lacerte. Mais non, c’est lui, Michel. Monsieur Lacerte, Michel. Monsieur Lacerte. Parrain.

Et soudain il regarde les deux dates et se met à compter sur ses doigts tremblants. Juillet, août, septembre, octobre, novembre, décembre. Six mois. Six mois entre le jour de leur mariage et celui de sa naissance. Et cette autre photo. PARRAIN !

Il sent une étrange chaleur, une vague brûlante qui lui monte au visage. Un éclair fulgurant…

Ainsi donc, tout le monde, tout le monde savait, tout le monde, sauf lui.

Et quand on le voyait auprès de monsieur Lacerte…

Les éclats de colère de Ludovic Garneau, son père… De son père ?…

Soudain il jette par terre le lourd album qui tombe avec bruit. Il glisse machinalement dans sa poche les deux photos, furtivement, fiévreusement, comme un voleur. Ouvrant la porte de la chambre il tend l’oreille vers les profondeurs de la maison. Rien.

Il se glisse dans le corridor, les oreilles bourdonnantes, le cœur lui donnant comme des coups de poings dans la poitrine trop étroite pour