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LE POIDS DU JOUR

— J’aimerais bien si tu le voyais, si tu le voyais pour moi.

Il s’agissait encore de ce prêt de quatre mille dollars pour lancer définitivement, pour mettre sérieusement en marche la « East End Confectionery Company, Limited », dont le vieil homme faisait sonner le nom avec une satisfaction quelque peu enfantine. Visiblement, il voulait se donner des allures de grand brasseur d’affaires.

— Et ça presse un peu, mon Michel, ça presse, tu sais. On a une belle affaire en main, mon associé et moi. On ne sait jamais, peut-être… dans les cent mille, peut-être plus. Il y a des millionnaires qui ont commencé avec moins que ça, avec moins que ça. Mais il nous faut juste un peu d’argent pour nous mettre en train. Sans ça on perdrait tout, au moment de tout gagner.

Il paraissait soucieux et Michel le comprit. Monsieur Lacerte avait mis dans cette affaire tout son avoir et tout son crédit. Le jeune homme se sentit pitoyable envers ce quasi vieillard qui se jetait ainsi contre le sort tête baissée, courageusement, dangereusement, pile ou face, tout ou rien ; au lieu de vivoter tranquille en tricotant ses petites affaires. Il songea aussi que si le coup de dé réussissait, lui, Michel, y gagnerait quelque chose puisque cet héritage lui était destiné ; ou que, à tout le moins, il y trouverait au besoin une situation majeure. Le point de départ peut-être de son succès à venir.

Le lendemain, le jeune homme ne put voir le Gérant du département des prêts qui n’était pas revenu d’une excursion de pêche. Mais il fut reçu par le Chef du personnel. Son affaire marchait. Sans doute ne serait-il pas immédiatement promu ; mais on le lui promettait et dans un délai de six mois au maximum. En attendant, il retournerait à Louiseville avec une prochaine augmentation de salaire sous un nouveau gérant qui serait là dans deux semaines. Et au printemps il y aurait pour lui une promotion assurée.

Au téléphone parrain lui avait dit :

« Viens vers quatre heures. Si je ne suis pas à ma chambre, attends-moi. Nous irons souper ensemble ce soir. »

La logeuse, avertie, le laissa entrer chez monsieur Lacerte qui, en effet, était en retard. Michel s’installa pour attendre.

Il regarda dans la rue qu’une pluie intermittente vidait de passants. C’est à peine si de temps à autre filait sous ses yeux le dôme noir d’un parapluie. Dans la maison d’en face, un léger mouvement de tenture attira son attention. Par intervalle, une tête de femme apparaissait, cherchant dans la rue. Il s’amusa à imaginer une aventure ; mais au bout de dix minutes il en eut assez. Il bâilla longuement, s’étira et se laissa tomber dans un fauteuil de velours dont les bras pelés montraient la trame.