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CHAPITRE

XIX


CHEZ un marchand de confection, il commanda un complet, fit l’achat de chemises, cravates et chaussettes, bref, s’habilla des pieds à la tête afin que le gérant du personnel, à la banque, eût de lui une impression favorable ; ainsi que monsieur Lacerte. Et aussi afin que, à son retour à Louiseville, la semaine prochaine, on vît que ce voyage avait fait de lui un autre homme. Mais plus que tout il désirait passer inaperçu dans cette foule montréalaise, se fondre en elle, n’y être plus qu’une cellule sans identité personnelle, sans rien qui le distinguât des autres Montréalais.

Il passa ainsi près d’une semaine à goûter la nouveauté de tout cela, à se rendre familiers les édifices et les trams, heureux de se sentir seul en ce monde étonnant, heureux de ne plus attirer l’attention. Il commençait déjà à distinguer, avec un mépris amusé, les couples campagnards venus en voyage de noces et qui déambulaient rue Sainte-Catherine : le marié en cravate blanche et bottines à tige de drap gris ; la mariée en robe à encolure de dentelles, avec deux petites baleines qui soutenaient le col et lui faisaient la tête raide ; tous deux solidement accrochés par la main de peur de se perdre.

Michel ne parlait qu’aux heures des repas pris à cette même crémerie qu’il avait découverte le premier jour près de la gare. Pour vingt sous on avait, et dans un décor étonnamment propre malgré son inévitable mesquinerie, un potage, deux œufs ou un plat de viande, un dessert et « un breuvage » : thé, café ou lait. Tout cela sucré par le sourire des filles du patron qui, toutes les cinq, servaient les tables. Cette combinaison familiale, et le fait que les œufs montaient de la cave où était le poulailler, rendaient possible un tel bon marché. Michel tâchait de toujours trouver place aux tables que servait Annette. Elle avait les lèvres rouges et des cheveux de soie. Cela suffisait à Michel qui s’essayait à plaisanter avec elle, ce à quoi elle répondait gentiment. Il se promettait chaque jour de l’inviter au cinéma ou même au parc Sohmer et n’osait rien en faire.

Ce n’est qu’au début de sa seconde et dernière semaine qu’il se décida à rendre enfin visite à la banque d’abord, puis à parrain.

Au bureau-chef, rue Notre-Dame, le Chef du personnel ne le reçut qu’un moment et lui donna rendez-vous pour le surlendemain, mercredi.

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