Page:Ringuet - Le Poids du jour, 1949.djvu/111

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
107
HÉLÈNE ET MICHEL

condescendant les jeunes gens de l’endroit, pour pouffer de rire dès qu’elles les avaient dépassés ; réservant leurs œillades pour les richards qu’elles allaient voir passer dans le wagon-salon du rapide de Québec, à sept heures trente-trois.

Le seul que le printemps semblait laisser de glace était le notaire Jodoin ; et encore ! Maintenant que l’âge et l’expérience l’avait rendu plus clairvoyant, Michel avait cru lui voir subrepticement frôler au passage le derrière timide de la bonne. Mais son visage restait solennel.

À Michel lui-même, le retour des beaux jours apportait une vigueur nouvelle. L’automne le trouvait généralement prêt à consentir à son sort pour étriqué qu’il fût. Mais le réveil de la nature l’aiguillonnait.

De la maison à la banque ; de la banque à la maison. La vie de Michel était simple. Trop simple, se disait-il. Il sentait passer en lui des frissons de force, des velléités de lutte, un besoin de heurter et de vaincre, durement, glorieusement. Il lui semblait que sa tâche actuelle ne pouvait être qu’une préparation, qu’un entraînement à de plus riches destinées. À vingt-deux ans, il attendait des mois à venir un avancement rapide ; pour le moment, il comptait sur sa nomination au poste de gérant de la banque à Louiseville puisque depuis un an le notaire se désintéressait de plus en plus des affaires courantes. Au delà, l’avenir ne lui présentait pas d’image bien nette. Pourtant il se sentait fait pour autre chose que le maniement des registres et la discussion des prêts de deux cents dollars aux boutiquiers de l’endroit « contre billet dûment endossé par deux personnes responsables » ; et les commissions d’un quart de un pour cent sur la vente des obligations comme supplément à un trop maigre salaire.

Il n’en parlait point, d’abord parce qu’il était secret de son naturel et surtout parce qu’il n’avait personne à qui s’ouvrir. Depuis près de six mois monsieur Lacerte n’était pas venu à Louiseville. Un jour cependant, impatienté par la minutie du notaire il avait laissé échapper devant lui :

— La banque, c’est intéressant, mais les affaires… c’est autre chose ! Monsieur Jodoin avait haussé des sourcils broussailleux et scandalisés. Il avait même pour répondre enlevé sa visière et déposé sur le bord de l’encrier le petit cigare qu’il fumotait :

— La Banque, Michel, mais c’est ce qu’il y a de plus important ! Sans la banque, il n’y aurait pas d’affaires. Donc sans la banque, il n’y aurait rien.

Parfois, le soir, dans son lit avant que de s’endormir, Michel se laissait rêver de choses fantaisistes. Son imagination lâchée échafaudait les entreprises dont la réussite magique entraînait des affaires plus magnifiques encore. Il se voyait propriétaire de compagnie et finalement directeur du chemin de fer Canadian Pacific, sommet au-dessus duquel il ne pouvait y avoir rien au monde.