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l’étranger

bonnet pointu ; une grande tache noire qui était une barbe. Cette placide mais invraisemblable apparition était confortablement installée sur les oreillers et tenait à la main le tuyau d’une pipe orientale à gros cul surmonté d’une tige portant le fourneau.

« Tout cela créait une curieuse impression de factice ; quelque chose comme le décor bon marché d’un théâtre de quartier. D’ailleurs la première pensée qui me traversa l’esprit fut : « Pas d’erreur, un fou ! » J’hésitais ; lui ne disait rien, se contentant de sucer sa pipe dont la lueur battait rythmiquement à chaque inspiration.

« Par la fenêtre montait vers nous la rumeur de la ville où dominaient les coups de klaxon des taxis et les coups de gong des tramways impatients. Je me rappelle aussi la voix nasillarde d’un camelot que j’entendais crier : « … Extré… extré… all about the big flaaaaaa…  »

« Machinalement j’avais refermé la porte. Je regardai de nouveau et reçut cette fois en plein visage un regard aigu et persistant. Et voilà que mon impression pre­mière, celle d’une fantaisie délirante, fit place à une autre moins vraisemblable encore, celle du déjà vu ! Il me parut un moment que toute cette scène, je l’avais déjà perçue, ailleurs, autrefois. Pas une autre, la même, exactement ! On a beaucoup écrit sur ces aberrations ; il y a ainsi des imbéciles qui prétendent que ce sont là des souvenirs de vies antérieures. Mais je ne suis pas très sujet à ces… ; je suis un homme tout ce qu’il y a de plus normal. Et je n’avais rien bu. Troi­sième impression, plus ordinaire : une intense curio­sité.

« Le « fou » m’avait salué d’un geste du bras. Ne sachant décidément que faire, j’avais pris un siège. Il aspira une bouffée de sa pipe et j’entendis le gar-