Page:Ringuet - L’héritage, 1946.djvu/92

Cette page a été validée par deux contributeurs.

92
la sentinelle

Nous arrivions à la maison du fou. Il me prit subitement par le bras.

— Vous savez, il en vient d’autres parfois jusqu’ici. Des Américains. Ils se font passer pour des touristes. Des touristes ! Ils viennent pour espionner, pour voir si je suis toujours à mon poste ; et quand ils me voient là, ils s’en vont ! Je sais bien ce qu’ils veulent ; c’est nos machines. Nos machines, pour finir le canal, pour voler le canal à la France. Mais tant que je serai là… Pourtant, il ne faut pas que le Patron tarde trop longtemps.

« Et, savez-vous, ils ont tout essayé pour me faire partir, pour que je déserte. Un jour ils ont même voulu m’emmener ; mais j’ai su m’échapper. J’ai passé quatre jours dans la forêt… Ils sont repartis. »

Il riait maintenant d’un rire bonasse et malin, du rire de celui à qui on ne la fait pas !

— Il en vient encore de temps à autre. Dernièrement, ils ont trouvé mieux. Je vous le donne en mille, ce qu’ils ont inventé !… Ils m’ont dit que ce n’était plus la peine de rester… Savez-vous ce qu’ils disent ?…

Ses yeux me regardaient bien en face, mille petits plis fronçant les paupières sous la broussaille blanche des sourcils…

— Ils me disent que le canal, il est fini, que les Américains l’ont terminé ! Mais je sais bien que cela n’est pas vrai. Vous aussi vous le savez. Vous avez vu. Le canal, il est tel que le Patron l’a laissé.

Je ne répondis point. Je partis en lui serrant la main, une poignée de main solide, que je voulais fortifiante, encourageante, menteuse !

Deux heures après, debout sur la berge du canal, de l’autre, je regardais s’ouvrir les écluses de Gatun.

Et je ne sais pourquoi, j’avais envie de pleurer.