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la sentinelle

la bave de la forêt, coulant vers un immense fossé. Une tranchée large, presque surhumaine, s’ouvrait toute droite à perte de vue, comme si quelque météore fût tombé là, balayant tout devant lui pour se creuser un lit ; dans ce lit profond un fleuve de verdure paraissait figé dans sa course par quelque sortilège effrayant.

— Vous voyez, monsieur, tout est là.

Cette voix douce, mesurée, souriante, fit l’effet d’un peu d’eau fraîche sur mes tempes moites.

Il montrait quelque chose à gauche.

J’aperçus d’abord, qui sortaient entre les branches et les lianes, d’autres branches rigides et noires, issues de troncs massifs. C’est alors que je reconnus, que je compris.

Tout au long de l’immense ravin c’étaient, par dizaines, par centaines, des machines abandonnées ; toute une ferraille morte, enlisée dans cette végétation dévorante. Des pelles à vapeur tendaient des moignons de bras et offraient au ciel le débris de leur benne pourrie par l’humidité des pluies tropicales ; sur un remblai, des wagonnets alignés s’effritaient sur d’invisibles rails, faisaient tête à queue dans l’attente d’une locomotive crevée à cent pieds plus loin et dont seules surnageaient la cheminée ridicule et désuète, percée comme une écumoire, et le toit croulant de la cabine.

Ce ravin, c’était le vieux canal. Le canal français. Le canal de Lesseps. Le canal mort. Le canal de la faillite. Non point comme l’avait rêvé le grand ingénieur, le Canal de Panama, mais le Canal du Panama. Ce qui devait être un autre Suez n’était plus que cela, une fosse immense à la taille du rêve qui y dormait à jamais enseveli sous le linceul vert, éternellement vert.

Le vieux me regardait. Je voyais son visage maigre,