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la sentinelle

contournant des mares verdies où bourdonnaient des mouches et que de somptueux papillons enluminaient par instants ; grimpant des buttes vers un plein ciel invisible, tandis que les lianes traîtresses tendaient vers nous leurs lassos menaçants et que, sous l’inson­dable moquette des débris pourrissants, je croyais sentir des formes allongées, tendues, prêtes à mordre ; puis descendant en des creux où dormaient des va­peurs rances qui me prenaient à la gorge.

Ce n’était certes pas la forêt canadienne, claire, ordonnée, lumineuse, apaisante ; la forêt d’érables et de résineux où les troncs parallèles fusent librement vers l’azur béni toujours visible ; la forêt aérée dont les mailles larges ouvertes laissent filtrer la pluie d’or du soleil qui s’étale en flasques glorieuses dans les clairières. Ici, c’était une bataille, une tuerie végétale immobile mais vivante ; vivant d’une vie sournoise où chaque arbre luttait désespérément contre son voisin, chacun cherchant à étrangler l’autre, tandis que les lianes ligotaient les troncs ennemis et que partout des parasites géants envahissaient les fourches, tordaient les branches, grugeaient les membres. Et sur tout ce vert malsain, de temps à autre une tache de lumière divine qui était la fleur impériale, l’orchidée ; parasite, elle aussi. Dans tout cela rien que je connusse, aucune essence qui me fût familière ; rien autre que les fougères, mais des fougères qui ici prenaient des dimensions de cauchemar.

Nous avions marché cinq minutes à peine, peut-être ; pourtant j’étais fourbu. Et voilà que soudain le mur se déchira brutalement. La lumière reparut, cruelle et rassurante à la fois. Un large espace s’ouvrait devant nous. Une rivière ? un étang ? la mer ?

Le bras tendu de mon guide m’arrêta brusquement sur la berge. À nos pieds dévalait en une pente raide