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la sentinelle

j’avais le temps. En attendant, je ne quitterais pas mon navire, malgré son capitaine hermétique, malgré ses ponts crasseux, malgré sa cuisine infâme, malgré ses cancrelats géants issus de quelques monstres préhistoriques. Apparemment invisible aux membres de l’équipage, je passais mes journées appuyé sur un cabestan, dans l’ombre d’une manche à air qui me cachait du soleil sans me protéger contre l’étouffante moiteur. Le seul sans-filiste m’avait adressé la parole, et encore lorsque nous étions seuls, jamais autrement.

Et voilà que nous en avions pour une journée à Colon !

Du pont couvert où je me trouvais, je sentais sur mes épaules la chaleur lourde comme une pelisse ; j’étais presque nu. Pour un peu je me serais vêtu, afin d’interposer quelque chose entre le feu de l’air et ma peau pourtant tannée ; mais il y avait l’humidité, une poisse brûlante, sirupeuse, qui coulait vers nous de la jungle prochaine sous la pression fétide des miasmes et des fièvres empoisonnées.

Cette fois j’étais écœuré. Un navire fût venu que je l’eusse pris, pour n’importe où, pourvu que ce fût vers le nord, vers le froid, vers les neiges et les glaçons dont je rêvais la nuit. Mais rien, pas un cargo avant trois jours.

Et passer cette après-midi à bord, non ! Pour rien au monde.

Il y avait bien la ville de Colon. La ville de Colon ! Je l’avais vue. Ses boutiques de camelote chinoise en face des boutiques de camelote japonaise. Quelques bazars hindous avec, appuyées à la chambranle, des femmes aux longs yeux noirs, un rubis incrusté dans la narine gauche. Attiré, elles vous livrent à leur bou­tiquier de mari qui finit toujours par vous vendre des