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l’amant de vénus

« À ce moment il se fit un remue-ménage dans l’arrière-boutique. Josette, la serveuse, avait disparu ; mais on entendait sa voix derrière la porte ; une autre voix aussi, solide et un peu aigre, autoritaire. Je devinai. Vénus ! J’allais voir Vénus !

« Le vantail s’ouvrit brusquement et sur le pas apparut une femme qui s’immobilisa, les poings sur les hanches. Sabourin, qui me faisait face, ne pouvait point la voir. Elle nous regardait fixement.

« Elle était laide ; non, pas même ! Plutôt lourde que grasse, plutôt jaune que blonde, vêtue d’un caraco souillé, des mèches pleureuses dans le visage, les yeux d’un noir sans paillettes. À ses lèvres lie de vin pendait un mégot. Elle avait pu être belle ; peut-être ? Mais aujourd’hui !

« Voyant mes yeux fixes, Sabourin eut un sursaut. Il tourna un peu la tête, juste assez pour explorer du coin de l’œil la porte du fond. Puis il se leva doucement, s’appuyant sur ses mains où quelques poils roux se hérissaient sous l’effort ; et sans autrement bouger, il appela d’une voix rude, qui râclait la gorge : « Josette ! »

« La serveuse s’approcha.

« — Dis-donc, espèce de traînée, tu pourrais pas te grouiller un peu ? Il y a une demi-heure que monsieur attend pour régler.

« Alors, sa poitrine sifflant péniblement comme un soufflet crevé, les épaules tombées, il me regarda avec des yeux étranges, subitement ternis, des yeux de chien terrifié, des yeux qui me demandaient en grâce de comprendre et de ne rien dire :

« — Alors, nous disions : un vermouth-cassis et trois bouteilles de saumur, ça sera vingt et un francs. »

« Et se tournant vers les habitués il gueula :

« — Allez, vous autres, on ferme ! »