Page:Ringuet - L’héritage, 1946.djvu/75

Cette page a été validée par deux contributeurs.

75
l’amant de vénus

« — Ben, je vais t’expliquer. Et d’abord tu prendras bien une autre bouteille. Mais si ! mais si !

« Le bouchon arraché, il étala son histoire.

« Ses examens de notariat passés avec succès, il était retourné à Lachute, chez son père. Il y avait eu dispute à propos de je ne sais quoi, et mon Sabourin en rupture de foyer était revenu à Montréal, avait erré sur les quais, avait bu avec des amis d’occasion et s’était réveillé un matin, engagé comme… aide-cuisinier, à bord d’un transatlantique qui descendait vers la mer !

« À Liverpool, il lui avait pris fantaisie de changer ; il était parti comme garçon de bord sur un cargo qui transportait du charbon de Cardiff à Gênes. Bref, cela avait duré un an et demi et il s’était trouvé un beau jour à Cherbourg où son bateau faisait escale.

« L’air de France lui avait monté à la tête, comme à tout Canadien français d’ailleurs. Il avait déserté, avait pris du service dans un hôtel où il y avait une femme de chambre ; après trois mois ils étaient liés.

« Tout ce temps, je gardais à l’esprit ses amours d’autrefois ; je guettais le moment où Vénus sortirait soudain de son récit comme jadis Aphrodite émergea des flots. Nous y étions donc.

« — Je me doutais bien », lui dis-je, « qu’il y avait là dedans un tour de Vénus. »

« — Ah ! tu te rappelles, mon vieux ? La Vénus de Vélasquez ! Tu te rappelles ! C’est un peu pour elle que j’ai traversé l’Atlantique. Sais-tu pourtant que je ne l’ai pas vue ! Mais non. Je ne suis jamais allé à Londres ! Dans le temps, hein ! j’avais son image dans ma chambre. La déesse ! J’étais sûr, sûr comme de mon existence, qu’il ne pouvait y avoir rien au monde qui pût seulement approcher d’une pareille beauté. Toi, tu blasphémais : tu me disais que ce portrait