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l’amant de vénus

« — Ah ben ! ah ben !… merde alors !… Non, ça alors !… Ça parle au Maudit… ! Ah non, alors !… »

« Il se tourna brusquement : « Josette ! » D’une voix de tonnerre : « Josette ! » La serveuse apparut. « Ap­porte une bouteille de saumur, du saumur de l’Éclipse ». Et se tournant vers moi, il s’assit en disant encore : « Ah ben non, alors ! Eh ben, mon cochon… par exemple… ! »

« La bonde avait sauté et le vin de l’amitié jaillit. Ce que je faisais à Saint-Malo ? Ce que j’étais devenu ? Ce qui s’était passé depuis vingt ans ? Il fallut reprendre la vie commune où nous l’avions rompue, à la fin de la guerre. Penché sur la table, remplissant sans arrêt mon verre de saumur frais comme un soleil de Pâques, il coupait ma phrase commencée : « Et Pharamond, ce vieux Pharamond, où qu’il est… ? Et Le­ gendre, le Crésus… hein ? » Il guettait alors ma réponse, bouche ouverte, les mains à plat sur la table, attendant l’explication comme un enfant affamé attend la prochaine bouchée ; et, quand il l’avait, vidant son verre d’un trait et se renversant sur sa chaise pour redire à mi-voix : « Ah non !… Ah non !… Ah non !… »

« Je n’avais pas satisfait sa curiosité sur l’un d’entre nous que des placards du passé il m’en sortait un autre. Et pendant tout ce temps, je cherchais le moment où je pourrais à mon tour dire : « Mais toi, mon vieux Saboure, vas-tu me dire par quel extraor­dinaire hasard… ! »

« Vint un moment où nous eûmes ressuscité tout le monde et où il s’arrêta, rassasié. Ce fut à moi de questionner.

« — Moi ? » dit-il, « Oh ! il ne s’est rien passé d’extraordinaire. On vit tout doucement.

« — Comment, rien d’extraordinaire ? » insistai-je.