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l’amant de vénus

« Je choisis une table près de la porte. Je n’étais pas à l’aise, tout en sentant le ridicule de mon inquiétude. Ah ! la littérature ! J’essayai de me mentir en me disant que près de la sortie l’air serait plus frais et moins chargé du parfum lourd des colins et des langoustes. Mais jamais je n’avais vu pareil lieu.

« Une serveuse s’approcha ; je commandai un vermouth-cassis et me mis à feuilleter mon guide. Un des habitués, un sec avec un mouchoir sale autour du cou, me regardait de temps à autre à la dérobée. Je le vis murmurer quelque chose. Il n’y avait pas de quoi me mettre à l’aise.

« La porte du fond s’ouvrit brusquement. En manches de chemise, traînant d’innommables savates, c’était évidemment le patron. Il était gros et costaud, le ventre en barrique, les bras solides, des bras habitués à vider la place à l’heure de la fermeture. Le visage était mou, avec des sillons gras et une moustache qui, roussie par le tabac et le tord-boyaux, faisait un rideau sordide devant la bouche comme devant un mauvais lieu. Je regardai les yeux.

« Mais ce que je vis, ce fut le front. Pur et net, il s’étalait comme le fronton d’un temple miraculeusement préservé parmi l’éboulis de la façade. « C’était une surface divine… » Pas possible !… Sabourin ! Ce front-là c’était, ce ne pouvait être au monde que mon Sabourin ! Je lui fis signe. Il me regarda lourdement et vint vers moi.

« — Qu’est-ce que c’est ?

« Il se penchait un peu, la tête affalée sur l’épaule, les yeux bestiaux à la fois vagues et fixes. Je ne disais rien, regardant son front, attendant qu’il me reconnût, oubliant moi-même, comme on l’oublie si facilement, que j’avais vingt ans de plus.