Page:Ringuet - L’héritage, 1946.djvu/57

Cette page a été validée par deux contributeurs.

57
l’immortel

30 mars — Déménagé une fois de plus. Le papier de cette chambre-ci est troublant.

4 avril — Moins on dort et plus on est heureux. En cinquante-huit heures n’ayant dormi que deux fois, je n’ai subi que deux réveils, deux réveils, deux. Je me suis senti rarement aussi près du bonheur.

On dit des morts : « Ils dorment ». Le sommeil est une demi-mort. Un dormeur est un cadavre tem­poraire. Encore cela peut-il aller, jusqu’au réveil. Mais on se réveille avec à la bouche un goût comme de décomposition.

5 avril — Acheté un complet. Presque tout mon salaire : $17.00.

18 avril — Il y a en ce moment trente-huit heures que je n’ai dormi et que par conséquent je n’ai pas connu les affres du réveil, de ce moment où la vie est versée en nous par toutes les ouvertures du corps, comme un vitriol.

Or il me semble à cette heure que je vis plus, que je me sublime à mesure que l’angoisse du réveil est plus loin dans mon passé. Je ne perçois plus autour de mon front cette étreinte, ce garrot. Et c’est à peine si je ressens la fatigue. C’est plutôt un fourmillement de tous mes nerfs. Comme la montée dans mes veines d’une sève nouvelle. Un fourmillement, oui. Semblable à celui qu’on perçoit au niveau d’une plaie qui veut guérir. N’était une raideur vague aux genoux et à la nuque, la sensation serait délicieuse. Mon esprit acquiert une souplesse inaccoutumée.

Je vais étendre mon corps pendant quelques ins­tants. Mais je ne dormirai point. Je ne dormirai pas. Mes membres reposeront ; mon esprit lui n’en a pas besoin.

SI JE POUVAIS ARRIVER À…