Page:Ringuet - L’héritage, 1946.djvu/48

Cette page a été validée par deux contributeurs.

48
nocturne

présente, à cette mort transie qui progressivement entrait en lui par tous les pores de sa peau.

Pour se redonner du courage, il attendit d’être une fois de plus sorti d’une vallée houleuse ; il distingua un instant la bande obscure de la côte avec, en contre-bas, la chaîne brillante des étoiles allumées par les hommes. À quelle distance cela pouvait-il être ? Du haut du pont, tout à l’heure, la rive lui avait paru toute prochaine, à lui qui depuis vingt ans connaissait surtout les horizons nus de tous les océans du monde ; mais cette fois elle lui parut si lointaine qu’il se demanda si au lieu d’avancer il n’avait point reculé : si quelque marée traîtresse ne le tirait pas sournoise­ment vers le large, comme en un cauchemar. Au fait, était-il bien sûr de ne point rêver ; et que tout ceci… S’il allait se réveiller tantôt dans la chaleur lourde et maternelle de la cale.

Une vague écrêtée par le vent lui emplit la bouche d’un jus glacial et amer comme le fiel. Il retrouva le douloureux contact de son corps. La ceinture mal nouée avait glissé et lui râpait l’aisselle. Il voulut remuer l’épaule ; ce faible mouvement lui fut une fouettée d’épines.

D’ailleurs son corps tout entier était à vif et lourd, lourd d’une lourdeur étrange, colossale. Il songea qu’il valait mieux retirer ses souliers ; mais il ne les sentait point. Son esprit vacillant dut faire effort pour retrouver la sensation de ces pieds qui étaient les siens, qui devaient être là. Au delà des genoux, la perception s’interrompait, non pas brusquement comme s’il eut été amputé, comme s’il y eut là une section nette ; mais plutôt comme si les extrémités lointaines eussent lentement fondu, se fussent liquéfiées, dissoutes dans la pâte liquide de la mer. Petit à petit il lui semblait