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nocturne

Il tourna la tête pour mesurer la distance. Le vide noir, visqueux ; sauf, tout là-bas, la silhouette de deux navires qui dans la nuit empoisonnée fuyaient, se faisaient de plus en plus petits comme on se pelotonne sous le danger. Et plus près, entre la terre et le nageur, des taches noires mobiles qui semblaient des rochers mais qui étaient des chaloupes. Il les compta : une, deux, trois, quatre,… cinq, non une autre, six…

Un coup brutal le secoua puis un autre et encore un autre, qui firent trembler la mer. Lancée à toute vitesse, la masse opaque de la corvette, énorme d’en bas, le frôla presque, lâchant ses bombes sous-marines. Instinctivement il se recroquevilla ; une, en ce moment, et il était fichu… La vague lancée par l’étrave le roula sur lui-même ; déjà la corvette n’était plus qu’une tache obscure qui tête baissée plongeait dans la poix et que la nuit effritait.

Alors ce fut le calme, un calme d’abord rassurant. Puis le calme grandit et devint le vide. Un froid atroce gagnait les membres de l’homme, une espèce de fourmillement, comme si un millier de petites bêtes méchantes l’eussent mordillé sans arrêt aux jambes et aux bras. La ceinture de sauvetage qui le soutenait gênait en même temps ses mouvements. Il essaya de nager sur le côté, correctement allongé, à longs coups reposants ; mais il dut se mettre à la brasse, face aux vagues qui giflaient ses joues tandis que le bourrelet de la ceinture lui pesait sur la nuque. Et déjà l’eau glaciale et salée cuisait sa bouche.

Il regarda derrière lui encore une fois ; l’ouate de la nuit avait tout absorbé.

En face, c’était la côte dont les lumières apparaissaient chaque fois qu’il était soulevé par le flot, pour disparaître ensuite pendant de longs moments. Et désormais, du fond de chaque lame il vécut et nagea