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nocturne

plus voisines, celles de la terre et qui demain seraient disparues. Quand il reverrait la côte, l’autre, celle de là-bas, elle ne serait point comme ici, parée d’une guir­lande de rayons : ce serait la côte sombre et sanglante d’Europe où les seules étoiles étaient, tragiques, celles des éclatements.

Au loin une lueur brusque : un phare. Puis une autre, qui apparaît, meurt, renaît, semble jouer. Un second phare ?… Machinalement, il compte les intervalles. Ce n’est point régulier. C’est donc une auto qui suit la route riveraine ; les caprices de cette route l’allument et l’éteignent comme un signal. Instinctivement l’homme, qui sait un peu de Morse, essaye de déchiffrer. Non ! Cela n’a pas de sens.

Chaque lumière fixe, le long du bandeau noir de la côte, est une maison calme où des gens vivent hors de la guerre. Comme le chemin s’enfonce dans la baie, on dirait une guirlande de feux accrochée aux deux caps qui la ferment.

Tiens ! L’un après l’autre ces feux s’éclipsent et reparaissent ; puis sur la constellation plus dense du village se profile une masse noire qui glisse rapide­ment. Il reconnaît la silhouette familière de la corvette et distingue même comme un doigt tendu, qui est le canon pointé et, sur la passerelle, une forme im­mobile : l’officier de quart. Le petit vaisseau s’affaire, sa proue bousculant le calme, tout à son rôle de chien de berger, courant ici et là, rassemblant ses moutons qui sont les cinq navires du petit convoi. Drôles de moutons, dont le ventre est plein d’explosifs et le dos encombré de caisses où dorment, comme des bêtes sauvages, les camions, les bombardiers, les porte-canons, les chars, toute la féroce ménagerie de la bataille.