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l’héritage

— Je sais pas, moi… Je sais pas… Mais quand même, c’est pas ordinaire, un temps pareil… Ça s’est quasiment jamais vu… On sait jamais !


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Cela dura encore quelques jours. Les voisins commencèrent l’édrageonnage des plants qui survivaient, le travail dur où toute la journée on se penche pour arracher les pousses inutiles qui, buvant la sève, em­pêcheraient les bonnes feuilles de grandir et de s’étaler.

Mais quand Albert chercha de l’aide il n’en trouva point. Les uns répondirent qu’ils étaient déjà loués ; d’autres le regardèrent sans rien dire et voyant qu’il ne s’en allait pas, tournèrent le dos.

Et voici qu’il reçut une lettre de l’agent ; on l’avertissait qu’il aurait à effectuer un versement sur les machines qu’il avait achetées. Pourtant, quand il s’était agi de signer, on lui avait laissé entendre que le paiement se ferait quand il aurait récolté, quand il aurait vendu, quand il serait payé, n’importe quand.

Un soir, un soir de plus où l’air était une pâte épaisse et amère, il sentit que c’était la fin.

Il descendit à travers son champ où les tiges jaunies s’alignaient comme des offrandes flétries sur des tombes minuscules. Il descendit à travers sans regarder où il posait le pied, écrasant le tabac dont la mort faisait un bruit de soie que l’on froisse.

Au fond du grand ravin, il regarda la rivière qui dormait d’un sommeil doux, la rivière amaigrie en ses rives trop grandes pour elle. Il s’arrêta à manger une poignée de framboises, machinalement.

Le soleil, un soleil sanglant, se couchait dans un lit de vapeur ; sa lumière mettait en feu les prés non point