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l’héritage

L’infernale beauté du ciel semblait avoir fané toute joie ; d’habitude bonasses, plus prompts à la gaieté qu’à la colère, ils sentaient leur humeur alourdie de tous les orages qu’ils eussent voulu voir fondre sur leurs champs.

Au commencement, cela se traduisit par une attitude simplement gênée, défiante. Albert, qui ne savait point les hommes des champs, se sentit désorienté. On le saluait encore ; mais si, ayant croisé sur le chemin un groupe de paysans, il se retournait après quelques pas, il les voyait figés et qui le fixaient en chuchotant.

Mais c’est par la Poune qu’il apprit.

Un matin elle faillit à se montrer ; et quand il descendit de ses champs où il avait mollement tenté de redonner quelque vigueur à sa récolte agonisante, il ne trouva point la bonne fille ni son café qui tou­jours à cette heure l’attendaient.

Elle ne vint que le lendemain et le servit sans mot dire, figée en un silence chargé de choses suspectes.

— Je pense que… je… reviendrai plus, monsieur Albert.

— Comment ça, Marie ?

— Je peux plus revenir.

— C’est-y que t’es malade ?

— Non, j’suis pas malade.

— Ben… ?

Elle se mit à laver la vaisselle, le dos tourné ; il ne voyait que les épaules penchées sur la cuve avec, au-dessus, un gros chignon mordoré et la nuque douce où frissonnait le duvet. Il s’oublia un moment à la regarder ; il y avait si longtemps qu’il était seul ! Puis le sens lui revint du moment et du problème qui se posait.

— Pourquoi est-ce que tu ne reviendras plus ? Parce que je te paye pas assez ?