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l’héritage

— Ben oui, un des garçons chez les Vaillancourt, celui qui a seize ans.

— Qu’est-ce qui lui a pris ; il est donc bien bête !

— On s’est chamaillé !

— Conte-moi ça.

Il insistait, plus par goût de bavarder que par curiosité. Cela lui venait de temps à autre, ce besoin de contact humain, cette lassitude du tête-à-tête avec la grande nature si froidement silencieuse.

— Vous vous êtes chamaillés ! J’pense qu’il est pas mal entreprenant ton Jean-Jacques. Tu aimes tes cavaliers jeunes, à ce qu’il paraît.

— C’est pas mon cavalier ; c’est un mauvais. Il m’a tiré une tasse par la tête. Il aurait aussi bien pu me tuer.

— Qu’est-ce que tu lui avais donc fait ?

— C’est lui qui m’avait achalée. Parce que j’avais pas voulu me laisser embrasser hier dans la laiterie, il m’a dit toutes sortes de bêtises. J’ai pourtant jamais fait de mal à personne. Je demande rien à personne, seulement qu’on me laisse tranquille. Pour se venger, il a dit que j’avais fait exprès de lâcher le veau à travers le tabac. Puis quand je lui ai dit que c’était lui, puis qu’un autre l’avait vu faire, il m’a garroché. Puis il m’a dit des choses…

— Mais qu’est-ce que c’est qu’il t’a dit, Marie ?

Jamais elle ne s’était racontée ainsi ; elle avait appris à garder pour elle ses misères ; les jetait simplement les unes sur les autres dans un coin obscur de sa mémoire ; si obscur qu’il lui semblait ne plus les voir et ne les plus sentir. Et voilà que les questions d’Albert ouvraient une fenêtre et que tout cet amas lui remontait aux yeux et au cœur.

— Qu’est-ce qu’il t’a donc dit ?

— Y m’a dit des noms !… Que j’étais une bonne à rien… qu’avait pas de parents.