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l’héritage

si plein de vigueur et d’allant ; chaque fois par contre, il s’étonnait de voir les voisins déjà au travail avant lui dans la lumière douce et franche du matin.

C’est vers les neuf heures que la Poune venait chez lui. Comme il avait tout de même soif de compagnie, il guignait son apparition sur la route. Et dès qu’elle était entrée, il se rapprochait de la maison.

— Dis donc, tu n’as pas vu ma pelle, Marie ?

Elle sursautait à ce nom qu’elle avait de si longtemps oublié et dont il persistait à se servir.

— Ben ! dites-moi pas que vous avez encore oublié quéque chose ! En tout cas puisque vous v’la, vous voulez-t-y que je vous fasse du café ? Avez-vous déjeuné, au moins ?

— J’ai mangé à matin.

— Ben, revenez dans quéque minutes puis vous aurez quéque chose de chaud à manger.

Elle commençait de soupçonner que les prétendus oublis lui étaient plutôt inspirés par la faim.

Ce qui la surprenait encore plus était qu’il fût si sage, si peu entreprenant. Elle avait un mouvement chaque fois qu’il apparaissait près d’elle, s’imaginant chaque fois sentir deux mains qui la prendraient à la taille et contre lesquelles il faudrait se défendre. Dame ! le vieux, dans le temps… Mais non, Monsieur Albert, comme elle l’appelait encore, à la grande risée des voisins, avait autre chose à penser. C’est à peine si le soir, de loin, il lui faisait bonjour de la main lorsque, la journée finie, il s’asseyait sur son perron à fumer la pipe et à jouer avec son chien. Car il avait adopté un chien. Et quel chien !

Il l’avait trouvé un matin à sa porte, miteux, essoufflé, crotté. Avec cela puant la mouffette à plein nez. D’où venait-il ? De loin probablement. La « tragédie » se devinait. Imprudemment, il avait poursuivi une