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l’héritage

Bref, il avait tant fait, tant parlé, qu’Albert avait acheté tout ce qui était nécessaire à une culture à la mode. Quant au paiement, les conditions avaient été faciles : cent dollars comptant, le solde plus tard.

Les plants vinrent bien. Sur les conseils de l’agent, et comme il était adroit, il avait bâti une petite serre.

Il y passait des journées heureuses, chauffé au bon soleil du printemps sous lequel il se sentait doucement épanouir comme les pousses tendres de son tabac. Il s’émerveillait de les voir grandir, de voir se gonfler les petites perles vertes dont il ne pouvait croire que ce serait plus tard des feuilles, de larges feuilles étalées comme une main généreuse.

Parfois, alors qu’il réparait une clôture sur sa terre, tout en haut, vers le coteau piqué de sapins noirs, il apercevait en levant la tête un nuage sombre à l’horizon ; il se précipitait alors vers la serre et faisait jouer les chassis d’aération, terrifié à l’idée que ses plants pourraient souffrir.

Il lui restait de l’homme de la ville des choses dont il ne se pouvait défaire. L’une était une surprise cons­tante devant les jeux utiles ou dangereux de la nature : l’invasion tenace des herbes ; les orages où, à travers la voix du vent, perçaient soudain les étourdissantes cymbales du tonnerre ; la grêle dont il aimait moins le crépitement depuis qu’il en savait le danger pour les futures moissons. L’autre était la perception de l’immensité de la terre dont son ombre ne couvrait qu’une parcelle, même lorsque le couchant l’étirait indéfiniment et en faisait un géant noir aplati sur le sol.

Il gardait aussi du citadin le goût du lever tard. Certes il était debout vers les six heures ; et chaque fois c’était pour lui sensation nouvelle que de se trou­ver dehors à pareille heure et surtout de se sentir libre,