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le bonheur

On le reprit à l’usine ; il n’eut même pas à donner d’explication. Pas un instant le métier mécanique n’avait cessé de faire tourbillonner ses quinze cents broches ; et il lui semblait, à lui aussi, n’avoir jamais cessé de participer à son rythme aigu.

Les mois passés aux petites-maisons ne lui laissaient de souvenirs pas plus qu’une nuit de sommeil agité et peuplé d’étonnantes fantasmagories. Certaines bribes lui en revenaient seules comme au réveil les membres épars et confus d’un rêve : la tache de soleil sur la ferrure polie d’un banc, la parade des fioles à la salle de clinique et surtout, car il était redevenu sain, le bon visage qu’avait eu le médecin-chef et son sourire guilleret quand il avait signé sa libération de la maison du cauchemar.

Chaque matin et chaque soir il répéta le chemin de l’usine à la rue Labrecque. Le premier jour de paye, sa femme l’attendait au seuil de leur taudis, dans sa hâte de toucher l’argent qui allait calmer enfin le boulanger et l’épicier.

Et tous les soirs, en quittant la filature, il frôla la limousine du patron avec, immobile à l’avant, le chauffeur plein de morgue, figé comme un mannequin. Cela encore se retrouvait, inchangé, tels que s’ils n’eussent jamais quitté cette station ; que s’ils eussent tout ce temps guetté son retour avec une froide patience.

Cela aussi lui vint sournoisement. La soupe l’attendait tous les soirs au même bout de la même toile cirée plus râpée que jamais ; et le journal lu minutieusement avant d’aller au lit où venait se taire, pour quelques heures au moins, le ronchonnement de sa femme aigrie par le sort inclément. Pendant ce temps les filles se disputaient une paire de bas de soie