Page:Ringuet - L’héritage, 1946.djvu/140

Cette page a été validée par deux contributeurs.

140
le bonheur

comme des astres, à la silhouette affolante comme celle d’un lévrier.

Il en fut frappé subitement comme d’une grande lumière, avec une telle soudaineté qu’il s’interrompit de manger, stupéfié de sentir prendre forme en lui une pensée précise, brutale.

Il y songea avec une complaisance qui le fit se retourner dans son lit bien avant dans la nuit.

Il y songea le lendemain pendant son travail et, à la sortie, en fut enhardi au point qu’il osa s’arrêter carrément près de la voiture du patron et la détailler d’un œil assuré. Le chauffeur le regarda même avec quelque étonnement ; l’ouvrier se détourna bien vite. Il ne fallait pas que son secret fut éventé. Il voulait se réserver le plaisir divin de la surprise : voir la tête de sa femme, et de ses voisins, donc ! le jour où il arriverait à sa porte conduisant une voiture cent fois plus belle… Au fait, il aurait un chauffeur. Et qui aurait un vêtement d’or comme la voiture. Une hâte obscure de cette revanche flotta au fond de lui, très vague.

Le soir à table, il se mit à rire d’un rire d’abord discret qui secouait ses minables épaules sous la vieille veste de laine effrangée qu’il ne voyait pas. Les enfants levèrent vers lui des yeux curieux et insouciants. Sa femme pointa un menton étonné.

Trois semaines plus tard on le conduisit à Saint-Jean-de-Dieu en auto, dans un taxi. En descendant de voiture, il pria aimablement le chauffeur de passer à la Banque de Montréal toucher de sa part cent mille dollars de pourboire !


✽ ✽