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non, il ne fallait pas puisque ceci était sa maison ; sa maison ! Il glissa le papier dans la pochette de sa chemise.

À quoi bon chercher ! À quoi bon évoquer des fantômes dont jamais il ne connaîtrait le visage. Tout à l’heure il avait instinctivement souhaité aux murs du salon quelque portrait qui lui eût montré les traits de son père ; de ce père dont il n’avait reçu que deux choses mais extraordinaires : la vie d’abord, une vie malvenue de tous et dont il avait souffert quand il avait su ; dont il avait souffert tant qu’il n’avait point commencé une autre vie, la sienne, celle qu’il s’était tissée de ses propres mains d’abord maladroites, puis encouragées. Deuxième don : cet héritage inattendu auquel il s’était refusé de croire tout d’abord tant il était convaincu de sa déveine. Cela lui était arrivé en plein chômage quand il attendait, pour reprendre son dur métier de débardeur, la réouverture de la navigation sur le fleuve encore figé. Chaque année il avait trimé, gagnant gros il est vrai, mais dépensant de même ; et chaque automne le retrouvait au même point, regardant avec fatalisme le dernier océanique fuir les glaces prochaines ; avec dans sa poche la seule dernière paye.

Il s’était cru bien riche quand, en plein mois de mars, il s’était vu en possession de huit cents dollars ; il héritait aussi d’une ferme à Grands-Pins, au diable-vauvert ; cela avait été pour lui la note cocasse. Cette ferme, il ne la verrait sûrement jamais !

En quelques jours, il avait flambé joyeusement cent dollars qu’il ne regrettait point ; une noce unique, fulgurante, dont le souvenir lui resterait toute sa vie comme une apothéose. Puis une occasion s’était offerte ; un ami lui avait proposé de s’associer avec un troisième dans une affaire d’alambic où tout ce qui