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le sacrilège

entendu un cri d’épouvante. Cette fois-là, c’était mon guide.

« À genoux, littéralement à genoux, il me suppliait de ne pas porter la main sur le fétiche ; il était terrifié ! Je lui demandai pourquoi, ce qu’il craignait tant. Après une longue résistance, il finit par m’avouer. Les indigènes sont convaincus que tout homme qui déplace un tiki, qui le touche même par hasard, infailliblement, après cinq ans, dix ans, quinze ans, mais infailliblement, aura…

— La lèpre.

C’était la voix de Toupaha dans son coin, sa voix gommée par l’alcool mais qui avait pris un timbre extraordinaire, imprévu, curieusement aigu. Si bien que ce seul mot avait fait dans la nuit le bruit d’un déchirement de soie.

Lémann haussa doucement les épaules, ralluma son cigare éteint et continua :

— Oui ! la lèpre. Rien de moins. Ils sont convaincus que la lèpre est le châtiment qui frappe ceux qui n’ont pas respecté le tapou, qui se sont rendus, même malgré eux, coupables de sacrilège.

Bernier avait eu un mouvement instinctif de répulsion en entendant le nom de la terrible maladie. Il ne la connaissait point sauf par la littérature, le roman, les histoires des temps lointains. Il savait cependant qu’elle existait dans les Îles Bienheureuses ; et que près de Papeete, en Tahiti, tout un canton, celui d’Orofara, était le domaine des lépreux. La lèpre ! Le mal effroyable dont la touche change les hommes en monstres et ne les tue enfin qu’après les avoir atrocement mutilés. La lèpre ! Être lépreux, voir chacun de ses doigts mourir l’un après l’autre et se détacher comme un fruit gâté, puis les bras se rogner, le visage gonfler comme celui d’un noyé tandis que