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le sacrilège

— Vous songez à partir ? continua le visiteur, que sa curiosité emportait.

— Partir ? bien sûr. Vous ne pensez tout de même pas que je vais rester éternellement ici.

Tout cela d’un ton calme, sûr de soi et de demain.

« … Je me suis arrêté ici par hasard, en passant.

— Il y a combien de temps… ? intervint Toupaha, simplement.

Lémann hésita, haussa les épaules et répondit non moins simplement :

— Il y a… voyons… 1922… 1930… 1936… il y a quatorze ans. C’est vrai, il y a quatorze ans !

Le silence redevint perceptible On n’entendit plus que le souffle mou de la brise dans les palmes. Par moments cette respiration de la nuit s’éteignait aussi. Alors de très loin revenait un grondement sourd, régulier, qui était le bruit du flot sur la ceinture de corail de l’île ; le pouls de l’infini.

Le goutte-à-goutte des minutes était arrêté. De temps à autre Lémann faisait circuler la bouteille de cognac dont Toupaha se servait largement. L’hôte, lui, buvait modérément et parlait moins encore, mais fumait cigare sur cigare, jusqu’au bout, pour n’en rien perdre. Il répondait brièvement, sans ennui mais sans plaisir apparent, aux questions que lui posait l’étranger. De temps à autre cependant il enfilait quelques phrases, lorsque le sujet éveillait son esprit ; et ce sujet touchait presque toujours les Îles, ce monde émietté sur la nappe du Pacifique, dont les parcelles flottent loin de tous les continents, et n’appartiennent à aucun ! Lémann semblait fuir tout ce qui n’était pas d’ici ; il trouvait moyen de tourner autour de Papeete même, sans s’y arrêter, comme s’il eut voulu éviter cette ville qui lui rappelait des souvenirs, qui évoquait le passé.