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le sacrilège

— Oui, dix boîtes.

— Bon… Si vous n’avez rien de mieux à faire, venez chez moi tout à l’heure. D’ailleurs, vous n’avez rien à faire. Je vous attends.

Son accent était étranger ; anglais ? non ; allemand ? peut-être ; à moins que ce ne fût un Viennois, car il y avait dans sa voix une certaine douceur. Il était déjà disparu, avalé par la nuit.

Bernier, le passager que le hasard avait conduit en plein milieu du Pacifique sur une île où ne touchent jamais que les goélettes en quête de copra, se tourna du côté du capitaine qui s’était remis à son café. Mais avant qu’il eût parlé, Toupaha avait fait un clin d’œil et un geste discret de la main. Pouréa, la vahiné de Ouité, tournait autour de la table, attendant sans doute le paiement que la politesse indigène lui interdisait de réclamer.

Cela fait, Bernier suivit le capitaine qui avait dit simplement :

— Nous allons fumer dehors.

Laissant le groupe des cases de Vaitapé enfouies sous les ramures immenses des flamboyants, ils descendirent vers le quai où la Potii-Raiatéa, toutes voiles ferlées, un seul falot allumé, dormait silencieusement.

La nuit était divine. À la brise lourde du jour avait succédé le houpé, le vent de terre étonnamment frais, presque froid, qui coulait du haut de la montagne abrupte à laquelle on se sentait adossé. Tout près, l’eau du lagon était si calme que des étoiles qui palpitaient là-haut on retrouvait en bas, renversées par ce miroir, les constellations intactes. L’odeur entêtante des frangipaniers passait par bouffées lourdes de volupté subtile. Et du village venait, adoucie, une chanson chantée à trois voix, languissante et heureuse.