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l’étranger

« — Il n’y a plus de Robert Lanthier, dit-il. Je suis Naïb Mohammad Isfahani. Et il n’y a de dieu qu’Allah, et Mohammad est le prophète d’Allah. »

« Il s’arrêta un moment et ralluma en quelques bouffées son kahlian qui s’éteignait. Soudain il eut un geste décidé, fouilla les plis de sa vaste tunique et en tira un objet qu’il me tendit.

« C’était une miniature, une de ces miniatures persanes d’une exquise finesse, si déliées de trait qu’on a dit qu’elles semblaient peintes avec un pinceau fait de cils d’adolescente.

« Un jeune homme, très jeune, vêtu d’une longue robe sombre ouverte laissant voir une chemise de soie échancrée au cou, était assis sur un large coussin brodé d’or et appuyé sur un second. Les jambes étaient croisées et la culotte gantant la jambe se terminait par un pied admirable. Le cou ployait sous la tête penchée sur l’épaule. Ses yeux, des yeux au regard à la fois soyeux et lascif, presque trop lourds pour un éphèbe, regardaient de côté par-dessous l’arc parfait des sourcils. Il était vraiment beau, très beau, avec sa peau dorée et ses traits que l’artiste avait stylisés.

« Mes souvenirs d’un passé lointain crurent reconnaître sous l’artifice du peintre : « C’était toi, autre­ fois, au début. »

« L’étranger eut dans les yeux une flambée d’orgueil :

« — N’est-ce pas qu’il me ressemble, mon Ali…

« — C’est ton fils ! fis-je surpris. Tu t’es marié, là-bas ? Comme tout à l’heure et comme souvent autrefois, il était reparti loin de l’heure présente. Ses mains avaient repris la miniature, et ses yeux, remplis d’une dévorante tendresse, la regardaient d’un regard où se retrouvait la douceur que l’artiste avait mise dans les yeux de son fils.