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l’étranger

« Combien de soirs, perdu sous les étoiles, j’aurais voulu quitter notre caravane et renoncer à ce maudit voyage. Mais il n’y avait point à revenir en arrière. »

« Une fois à Téhéran, j’en pris momentanément mon parti. J’y habitai deux mois, distrait d’abord par la colonie européenne et les diplomates, curieux aussi, comme toujours ; puis, enfin, impatient du retour. Mon départ était décidé lorsque parvint la nouvelle d’une révolte de partisans dans les montagnes de l’Irak-Adjemi, du côté de Soultanabad. Il fallut at­tendre. Puis vint la mauvaise saison ! »

« Puis… il fut trop tard. Petit à petit s’insinuait en moi le charme de l’Islam. Vous autres, vous ne pouvez comprendre la douceur d’une existence sans autos, sans cinéma, sans électricité, sans trépidation ; d’une vie tout intérieure et dont la seule distraction est, parfois, une soirée passée au café à écouter pendant des heures, en fumant le kahlian, un saint mendiant raconter de vieilles légendes qui pourraient se dérouler aujourd’hui tant le cadre est resté inchangé. »

« Mais je suis là qui tente de vous expliquer… ! À quoi bon ! Un jour vint où la ville des légations me devint ennuyeuse, puis insupportable, avec son tramway qui ne respecte même pas l’heure de la prière, ses fonctionnaires européens dédaigneux et obtus, sa rue Lalézar qui singe les rues d’affaires de l’Occident. Depuis quelques mois, je m’étais amusé à revêtir le costume du pays au grand scandale des commerçants américains : je m’étais appliqué à connaître les habi­tudes et la vie du peuple ; je n’avais pas perdu une occasion de parler un peu la langue. »

« Évidemment, je croyais alors à un caprice et je songeais encore qu’un de ces jours, j’aurais à vous raconter de bien amusants souvenirs. Je ne savais pas combien j’étais pris, irrémédiablement. »