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l’étranger

« Presque seul je l’avais aimé sans lui demander de se laisser comprendre ; je l’avais aimé de cette amitié tendre que l’on rencontre souvent chez les adolescents les plus hommes et qui prélude aux passions de l’âge mûr. Je lui étais profondément dévoué, véritablement. Lui en retour me témoignait une estime suffisante ; mais son sentiment, dont je ne voulais pas douter, manquait singulièrement de cohérence. Au demeu­rant, je n’en étais pas moins assurément le premier dans son avare amitié.

« Il lisait avec un appétit glouton tous les livres de voyages imaginaires ou réels qu’il pouvait atteindre. Aussi bien la triste bibliothèque du collège où l’on nous envoya ne contenait-elle à peu près, à part de lamentables purées de Zénaïde Fleuriot et quelques romans de crimes dûment punis, signés Raoul de Navery, que des récits d’aventures terriennes ou maritimes.

« Un jour de vacances où, revenant à nos anciens jeux, nous faisions flotter nos bateaux sur un lagon trouvé dans la montagne au delà de nos frontières habituelles, il m’avoua que son ambition suprême était d’aller « à Copenhague, mais en passant par la Chine… ! » À cette époque cela ne me paraissait point du tout ridicule. Ni l’un ni l’autre ne doutions d’ailleurs que la fortune de son père — il était fils unique — fortune que chacun croyait grande, ne lui permît un jour cette fantaisie. Avait-il d’autres ambitions fu­tures ? Probablement. Mais il n’en disait rien.

« La mort de son père mit entre ses mains une for­tune qui n’atteignait pas, certes, à la moitié de ce qu’avait supposé l’entourage mais qui n’en représentait pas moins plus que l’aisance.

« Robert suivait alors, à l’Université où je faisais mes études médicales, des cours de droit avec une assiduité