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l’étranger


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« Mais, vous vous demandez, mon vieux Ringuet, qui était, qui avait été ce Robert Lanthier. Eh bien !

« Robert avait été un de mes compagnons d’enfance, un de ces êtres qui animent la scène de notre jeunesse avec les frères et les sœurs. Enfants, nous avions joué ensemble à lancer sur les baies du lac, sur les bords duquel je suis né, des vaisseaux en partance pour de longs voyages qu’interrompaient l’appel maternel pour le dîner. Une chose déjà m’étonnait de lui dans ce jeu. Il arrivait parfois qu’un de ses petits navires, emportés par le vent, cinglât vers le large. Il s’immobilisait alors et le regardait aller, malgré mes cris, sans rien tenter pour le rattraper.

« C’était à cette époque un enfant quelque peu bizar­re et grandement secret, désespérant ses parents par son entêtement calme en même temps que son intelligence les remplissait de légitime orgueil. D’un tempérament singulier, il ne passait point ses colères inattendues en paroles violentes ; mais son esprit s’évadait alors loin de tout, loin de nous tous, et semblait pendant des jours, des semaines même, parti pour quelque inconnaissable et haute région. Il était resté longtemps enfant dans ses jeux alors que dès l’adolescence, par ailleurs, ces échappées lui donnaient l’apparence d’une prématurité.

« Il était d’un physique plutôt heureux, les traits nets et bien faits, la taille assez grande et surtout les yeux remarquables, étincelants et profonds ; mais il lui manquait, pour être vraiment beau, d’être avenant. La plupart, et les siens même, croyaient le comprendre et ne l’aimaient point.