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l’étranger

mon visage la décrépitude qu’impriment vos drogues. Les vôtres tuent lentement, le corps et l’esprit ; les nôtres font… vivre plus intensément et plus… Mais à quoi bon… Je ne crois pas que vous puissiez nous comprendre. »

« East is East and West is West », pensé-je machinalement. Il avait sensiblement durci ce vous et ce nous : le fossé qui nous séparait, il l’éclairait crûment. Et ce fossé, nous étions là tous les deux, de part et d’autre, à le remplir d’un mépris mutuel qui visible­ment montait.

« Il reprit : « Vous n’avez rien à craindre avec moi… » Je l’écoutais depuis un moment avec une atten­tion nouvelle. Non point les mots qu’il disait d’une voix maladroite, mais cette voix même. Depuis tout à l’heure, on eût dit que cette voix, par un phénomène bizarre, ne naissait plus de ce coin obscur de chambre d’hôtel, ne venait pas de ce corps accroupi près d’une pipe d’Orient, ne sortait plus de cette longue barbe si opaque qu’elle faisait tache dans la nuit même ; mais venait d’ailleurs, tout comme si cela, qui était devant moi, eut été une espèce d’appareil reproducteur, de phonographe d’où sortait une voix enregistrée jadis. Des choses semblaient s’agiter et prendre forme dans le chaos d’un passé enfoui au tréfonds de moi-même. On voit parfois en rêve un visage se dessiner en traits brumeux que l’on s’acharne sans succès à préciser ; il en était ainsi.

« D’un ton bref et impatient, il me rejeta dans le réel :

« — Allons, docteur, je n’ai que peu de temps et vous aussi sans doute. Il me faut des forces pour reprendre le voyage de retour vers mon pays. Je « paierai cette visite et ce service le prix qu’il vous plaira. Quant à