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les cahiers de m. l. brigge

mur. Mais là surgit une nouvelle difficulté. Habitués à la clarté d’en haut, tout éblouis encore par l’éclat des couleurs sur le papier blanc, mes yeux ne parvenaient pas à discerner le moindre objet sous la table, où le noir m’apparaissait si clos que j’avais peur de m’y cogner. Je m’en remis donc à mon toucher et, agenouillé, en m’appuyant sur la main gauche, je peignai de l’autre les longs poils frais du tapis dont le contact aussitôt me parut familier ! Mais toujours pas le moindre crayon ! Déjà je me figurais avoir perdu un temps considérable et j’allais appeler Mademoiselle pour la prier d’approcher la lampe, quand je remarquai qu’à mes yeux, qui malgré moi s’étaient adaptés, l’obscurité se faisait plus transparente. Déjà je distinguais le mur du fond que bordait une plinthe claire ; je m’orientais entre les pieds de la table ; et d’abord je reconnaissais ma propre main étendue, les doigts écartés, qui remuait toute seule, presque comme une bête aquatique, et palpait le fond. Je la regardais faire, il m’en souvient, presque avec curiosité ; elle me paraissait connaître des choses que je ne lui avais jamais apprises, à la voir tâtonner là-dessous, à son gré, avec des mouvements que je ne lui avais jamais observés. Je la suivais à mesure qu’elle avançait, je m’intéressais à son manège et me préparais à voir je ne sais quoi. Mais comment aurais-je pu m’attendre à ce que, sortant du mur, tout à coup une autre main vînt à ma rencontre, une main plus grande, extraordinairement maigre et telle que je n’en avais encore jamais vue. Elle tâtonnait, venant de l’autre côté, de la même manière, et les deux mains ouver-