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les cahiers de m. l. brigge

lorsqu’on dit qu’elle allait mourir, bien qu’elle ne parût cependant qu’un peu malade, — et nous tournions tous autour d’elle et le lui cachions, — elle se mit un jour sur son séant et dit droit devant elle, comme quelqu’un qui voudrait se rendre compte du son de sa pensée : « Pourquoi vous tenir ainsi sur vos gardes ? Nous le savons tous, et je peux vous tranquilliser ; les choses sont bien telles qu’elles viennent : j’ai mon content. » Songe un peu, elle dit : « J’ai mon content », elle qui nous rendait tous joyeux. Comprendras-tu jamais cela, Malte, lorsque tu seras grand ? Réfléchis-y plus tard. Peut-être comprendras-tu un jour. Il serait bon d’avoir quelqu’un qui comprenne de telles choses. »

« De telles choses » occupaient maman quand elle était seule, et elle resta toujours seule durant ces dernières années.

« C’est vrai que je ne trouverai jamais, Malte », disait-elle quelquefois avec son sourire si étrangement téméraire qui ne voulait être vu de personne et se suffisait à lui-même dans son accomplissement. « Mais que personne ne soit tenté de tirer cela au clair ; si j’étais un homme, oui, justement si j’étais un homme, j’y réfléchirais dans l’ordre, du commencement à la fin. Car il doit y avoir un commencement, et si seulement on pouvait le saisir, ce serait déjà quelque chose. Ah ! Malte, nous allons ainsi à la dérive, et il me semble que tous sont distraits et préoccupés et ne prennent pas garde quand nous passons. Comme si une étoile filante tombait et que personne ne la vît et que personne n’eût fait de vœu. N’oublie jamais de faire ton vœu, Malte. Car