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les cahiers de m. l. brigge


Le mouleur devant la boutique duquel je passe tous les jours a accroché deux masques devant sa porte. Le visage de la jeune noyée que l’on moula à la Morgue, parce qu’il était beau, parce qu’il souriait, parce qu’il souriait de façon si trompeuse, comme s’il savait. Et en dessous, l’autre visage qui sait. Ce dur nœud de sens tendus à rompre. Cette implacable condensation d’une musique qui sans cesse voudrait s’échapper. Le visage de celui à qui un Dieu a fermé l’ouïe pour qu’il n’y ait plus de sons hors les siens ; pour qu’il ne soit pas égaré par le trouble éphémère des bruits. Lui qui contenait leur clarté et leur durée ; pour que seuls les sens inaptes à saisir le son ramènent le monde vers lui, sans bruit, un monde en suspens, en expectative, inachevé, d’avant la création du son.

Finisseur du monde : ainsi que ce qui tombe en pluie sur la terre et les eaux, qui, négligemment, par hasard se dépose, se relève de partout, moins visible et joyeux d’obéir à sa loi, et monte et flotte et forme le ciel : de même s’éleva hors de toi la montée de nos chutes, et de musique envoûta le monde.

Ta musique : elle eût pu être autour de l’univers ; non pas autour de nous. On t’eût construit un orgue dans la Thébaïde ; et un ange t’aurait conduit devant l’instrument solitaire, entre les montagnes du désert où reposent des rois, des hétaïres et des anachorètes. Et, brusquement, il aurait pris son vol, de peur que tu ne pusses commencer.

Et alors tu te serais répandu à flots, fluvial, dans le