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sent passés les faisait presque ressortir à l’avenir. Et c’est pour assumer encore, et cette fois vraiment, tout ce passé, que, devenu étranger, il retourna chez lui. Nous ne savons pas s’il resta ; nous savons seulement qu’il revint.

Ceux qui ont raconté cette histoire, essayent, parvenus à ce point, de nous rappeler la maison telle qu’elle était ; car là il ne s’est écoulé que peu de temps, un peu de temps compté, tout le monde dans la maison peut dire combien. Les chiens ont vieilli, mais vivent encore. On rapporte que l’un d’eux poussa un hurlement. Tout le labeur quotidien s’interrompt. Des visages apparaissent aux fenêtres, des visages vieillis et mûris, d’une ressemblance touchante. Et l’un des visages, l’un des plus vieux, tout à coup pâle, reconnaît. Il reconnaît ? Vraiment ne fait-il que reconnaître ? — Il pardonne. Pardonne quoi ? — Mais non : l’amour. Mon Dieu ; l’amour.

Lui que l’on a reconnu il n’y pensait même plus, tout occupé qu’il était : il ne pensait même plus que l’amour pût encore être. Il est explicable que de tout ce qui arriva alors on ne nous ait transmis que ceci : son geste, le geste inouï que l’on n’avait jamais vu auparavant ; le geste de supplication avec lequel il se jeta à leurs pieds, les conjurant de ne pas l’aimer. Effrayés et chancelants, ils le relevèrent. Ils interprétèrent son élan à leur manière en lui pardonnant. Il a dû se sentir singulièrement rassuré que tous, malgré l’évidence désespérée de son attitude, se soient mépris. Il put probablement rester. Car de jour en jour il reconnut davan-