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les cahiers de m. l. brigge

que sécurité. Plus personne ne les soupçonne et elles-mêmes ne sont plus capables de se trahir. En elles le secret est devenu intangible. Elles le clament tout entier comme des rossignols, et il ne se divise pas. Leur plainte ne vise qu’un seul ; mais la nature entière y joint sa voix ; c’est la plainte sur un être éternel. Elles se jettent à la poursuite de celui qu’elles ont perdu, mais dès les premiers pas, elles l’ont dépassé, et il n’y a plus devant elles que Dieu. Leur légende est celle de Byblis qui poursuit Caunos jusqu’en Lycie. La poussée de son cœur lui fit parcourir des pays innombrables sur les traces de celui qu’elle aimait, et finalement elle fut à bout de forces. Mais si forte était la mobilité de son être que lorsqu’elle s’abandonna, par delà sa mort elle reparut en source, rapide, en source rapide.

Qu’est-il arrivé d’autre à la Portugaise, sinon qu’à l’intérieur elle est devenue source ? Quoi d’autre, à Héloïse ? Quoi d’autre, à toutes celles qui aimèrent, et dont les plaintes sont parvenues jusqu’à nous : Gaspara Stampa ; la comtesse de Die et Clara d’Anduse ; Louise Labbé, Marceline Desbordes, Élisa Mercœur ? Mais toi, pauvre Aïssé fugitive, tu hésitais déjà, et tu cédas. Lasse Julie Lespinasse ! Légende désolée du parc heureux Marianne de Clermont.

Je me souviens encore exactement qu’un jour, il y a longtemps, je trouvai chez nous un écrin à bijoux ; il était large comme deux mains, en forme d’éventail, avec un rebord de fleurs incrustées dans le maroquin vert foncé. Je l’ouvris : il était vide. Je puis dire cela à présent, après tant d’années. Mais en ce temps, lorsque je