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les cahiers de m. l. brigge

de sa femme et il s’est assez bien conservé à mener cette vie-là. »

Depuis quelque temps déjà le vieillard ne s’adressait plus à Abelone qu’il avait oubliée. Il allait et venait comme un fou et jetait des regards provocants à Sten, comme si Sten allait d’un instant à l’autre être transformé en l’objet de sa pensée. Mais Sten ne se transformait pas encore.

« Il faudrait le voir, poursuivait le comte Brahe avec acharnement. Il fut un temps qu’il était très visible, bien que dans beaucoup de villes les lettres qu’il recevait ne fussent adressées à personne : l’enveloppe ne portait que le nom de la ville, rien de plus. Et cependant je l’ai vu.

» Il n’était pas beau. Le comte rit avec une sorte de hâte étrange. Ni même ce que les gens appellent : important ou distingué. Il y avait toujours à côté de lui des hommes plus distingués. Il était riche, mais ce n’était de sa part qu’un caprice auquel il ne faudrait pas attacher d’importance. Il était bien conformé, encore que d’autres se tinssent plus droits que lui. Bien entendu, je ne pouvais pas juger s’il était spirituel, s’il était ceci ou cela, à quoi l’on met d’ordinaire du prix — mais il était. » Tremblant, le comte se dressait et faisait un mouvement, comme s’il avait posé dans l’espace un objet qui restât immobile.

À cet instant il s’aperçut de nouveau de la présence d’Abelone.

« Le vois-tu ? » l’interpella-t-il sur un ton impérieux.