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les cahiers de m. l. brigge

champs », dit Wjera Schulin d’un air amusé. Elle se pencha sur moi, et j’étais bien décidé à ne rien trahir à cette chaude et riante personne. Mais comme je ne disais toujours rien, elle supposa délibérément qu’un besoin naturel m’avait poussé à la porte ; elle prit ma main et marchait déjà, et, d’un air où il y avait une part de privauté et une part de fierté, voulut m’entraîner je ne sais où. Ce malentendu intime me blessa au delà de toute mesure. Je me dégageai et la regardai d’un air colère :

— C’est la maison que je veux voir, dis-je avec orgueil.

Elle ne comprenait pas.

— La grande maison, dehors, près de l’escalier.

— Petit âne, dit-elle et tenta de m’attraper, il n’y a plus de maison, là-bas.

Je persistai.

— Nous irons une fois de jour, proposa-t-elle, conciliante. On ne peut pas y traîner à cette heure-ci. Il y a des trous et en arrière sont les viviers de papa qui ne doivent jamais geler. Tu tomberas à l’eau et tu seras changé en poisson.

En même temps elle me poussait devant elle, vers les chambres éclairées. Ils étaient tous assis là, et je les regardai l’un après l’autre : « Ils n’y vont bien entendu que lorsqu’elle n’est pas là, songeai-je avec mépris. Si maman et moi habitions ici, elle serait toujours là. » Maman paraissait distraite, tandis que les autres parlaient tous à la fois. Elle pensait sûrement à la maison.

Zoé s’assit à côté de moi et me posa des questions.