Page:Richomme - Contes chinois, précédés d'une Esquisse pittoresque de la Chine, 1844.pdf/219

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

veillèrent. Jaloux du bonheur ou de l’adresse de Kia-tan, il marchait en avant, la tête baissée, l’air sombre, méditant des projets de vengeance, tandis que son bon frère lui offrait de partager le panier de poissons. Arrivés auprès de leur mère, Wang-po se jeta dans ses bras en pleurant, Hoa-sse lui demanda la cause de son chagrin, nulle réponse. Le père survint ; mêmes cris de désespoir, même silence. Enfin il dit en sanglotant que son frère, qui l’a accompagné à la pêche, lui a volé tous ses poissons par dépit de sa maladresse. Kia-tan, stupéfait d’une pareille audace, restait immobile, la bouche béante et pâle de colère ; il était encore plus laid que de coutume. À peine l’enfant favori eut-il cessé de parler, que le père, se tournant vers l’aîné :

— Misérable, s’écria-t-il, c’en est trop. Tu as donc l’esprit aussi difforme, aussi dégradé que ton corps. Va, je te maudis ; sors à l’instant, et ne reparais plus en ma présence.

Le pauvre Kia-tan, atterré par ces paroles et suffoqué par la douleur, ne répondit rien, mais en sortant, comme il passait devant son frère, il lui lança un regard inexprimable. Ce n’était pas de la colère, c’était tout à la fois de la pitié et de la résignation. Wang-po resta écrasé sous ce regard, qui lui reprochait avec tant d’amertume son infâme conduite. Il n’eut pas le courage de faire amende honorable, mais se jetant de nouveau dans les bras de sa mère, il la supplia avec tant d’instances de pardonner à son frère que ce lui-ci obtint sa grâce. La démarche hypocrite du méchant enfant fut vantée partout avec emphase, et les parents ne tarissaient pas sur le compte du pauvre innocent qui rendait le bien pour le mal.

Ainsi s’écoula l’enfance des deux fils du mandarin Tsou, l’un en butte à l’aversion la plus profonde, l’autre toujours l’objet d’une idolâtrie ridicule. À la fin de leurs études, ils passèrent les examens qui conduisent aux carrières civiles, et furent admis dans l’ordre des mandarins ; mais Kia-tan, malgré son savoir,