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tranchera le différend. Pourtant il fut un temps où de pareilles institutions ont paru évidemment chimériques. Comment parviendrez-vous, disait-on, à empêcher deux individus qui se haïssent de se battre et de s’entredéchirer ? Et nous n’avons pas besoin de remonter à l’âge de la pierre polie pour trouver l’usage de la guerre entre les citoyens. Il y a peu de siècles existait encore le jugement de Dieu. Le duel, qui persiste malgré les règlements et les lois, est un vestige de cette sauvagerie ancienne. Il est vrai qu’on l’a tellement adouci qu’il est devenu à peu près inoffensif, et que des journalistes qui se battent ne se font même pas d’égratignure. Les témoins sont des maladroits s’ils ne prennent pas toutes les mesures admises, et même requises, pour empêcher l’effusion du sang. Dans quelques pays, par exemple en Angleterre, le duel est devenu ridicule, et il a suffi de quelques spirituelles paroles d’un grand seigneur pour le remettre hors d’usage, car il était vraiment condamné déjà dans les mœurs.

La société a donc résolu ce terrible problème, d’empêcher les violences entre les particuliers. Des milliers d’individus vivent en paix ; et cette paix est presque un miracle qui se renouvelle chaque jour. On a pu réussir à faire vivre côte à côte, sans rixes, sans batailles, les hommes d’une même ville, acharnés les uns et les autres à la conquête de leurs moyens d’existence, divisés par les passions, les intérêts, les amours-propres, plus implacables que les intérêts ; et la bonne harmonie n’est pas troublée : car les mœurs, les tribunaux, les gendarmes, les lois et tout l’attirail de la force publique sont là pour imposer un ordre qui naguère eût paru impossible.

L’esclavage n’est pas de date ancienne. Il n’y a pas plus de trente ans qu’il était consacré par les mœurs et les lois dans les deux plus grands pays du monde, aux États-Unis et en Russie. Ce qui nous semble monstrueux était, il y a trente ans, considéré comme normal et nécessaire. Les serfs, en Russie, et les nègres, en Amérique, pouvaient être vendus, pendus, martyrisés, sans que la loi eût rien à dire. On prédisait que la suppression de l’esclavage entraînerait les plus effroyables cataclysmes. Pourtant, dans l’immense Russie, un trait de plume a anéanti l’esclavage ; en quelques heures il avait disparu. Aux États-Unis, il a fallu pour le faire cesser une guerre cruelle, mais il aurait pu tout aussi bien disparaître sans guerre.

Et alors, aujourd’hui que l’esclavage n’existe plus, nous ne pouvons plus supposer que cet état barbare a été triomphant si près de nous. Enveloppés dans l’atmosphère du présent, nous ne parvenons pas à restituer mentalement le passé. Cette invraisemblable chimère de la sup-