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MES PARADIS

Car le montreur de mots va leur ouvrir la cage,
Et ses bêtes et lui parlant même langage
Rugiront leur colère avec un tel accent
Que vos oreilles d’âne en pisseront du sang.
Ah ! les mots ! Ah ! ces mots dont l’idée est l’arcane,
Ces mots dont votre épaisse ignorance ricane,
Ces mots que vous traitez comme des chiens savants,
Ces mots que je connais puisque, c’est vrai, j’en vends,
Vous ne savez donc pas que vous êtes leur proie,
Que leur patte vous tient, que leur gueule vous broie,
Que tous, les plus petits ainsi que les plus grands,
Sont vos maîtres, plus que vos maîtres, vos tyrans ;
Vous ne savez donc pas que votre âme en est faite,
Que c’est par eux qu’on est en deuil, qu’on est en fête,
Et qu’ils sont ténébreux et qu’ils sont lumineux
Selon quelle pensée est incarnée en eux,
Les uns étant drapeaux et les autres suaires,
Et que les bons montreurs de mots, ces belluaires,
Sont aussi des trouveurs de baume et médecins ;
Et si j’espère, ô tas de voleurs, d’assassins,
Guérir votre misère en terminant vos crimes,
Si je le tente avec des mots, avec des rimes,
C’est que je vois germer vos crimes et vos maux
Des mots et que j’y vois pour remèdes des mots ;
C’est que du noir enfer dont la nuit vous accable
Peut naître un ciel de joie à l’aube d’un vocable ;