Page:Richepin - Mes paradis, 1894, 2e mille.djvu/355

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
335
LES ÎLES D’OR

Mais la sensation fulgurante, elle, a lui ;
On a pris de son moi conscience en autrui,
Et touché, sous le noir tout-coule épouvantable,
Cela qui paraît clair, essentiel et stable.
Or nul raisonnement là-contre ne prévaut.
Belle au bois dormant dont je fus le dévot,
Parmi les requiems de ta vaine musique
Tu ne l’enterreras jamais, Métaphysique,
Ce spasme inoublié par qui, fût-ce un moment,
Rien qu’un, et sans savoir ni pourquoi ni comment,
Me fut donné de boire à ma soif assouvie
La sensation nette et sûre de la vie.
Ah ! pour ce point réel dans tant d’inanité,
Je t’aime et te bénis, bon bain d’humanité.
Si rare qu’elle soit, cette minute vague
Sait me suffire pour qu’en tes flots je sois vague
Avec joie, avec rage, avec amour. Ô mer
Faite d’hommes, ton eau n’a point de goût amer ;
Les effluves puants dont elle est composée,
Me sont doux plus qu’aux fleurs n’est douce la rosée ;
Et, tel un dieu goûtant son nectar, à plein cœur
Je te hume, ô puissante, ô suave liqueur
Qu’avec un respect tendre et douloureux je nomme,
Sueur de l’homme, qui sens l’homme, le pauvre homme,
L’homme maudit par l’homme et par l’homme béni,
L’homme perdu sans guide au noir de l’infini,