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MES PARADIS

Où nous allons, à quoi leurs vagues me charrient,
Pourquoi nul ne m’entend, voilà ce qu’ils me crient,
Et quelle angoisse mord leurs pauvres cœurs souffrants
De ne comprendre pas si moi je les comprends.
Et, trouvant leur angoisse à la mienne pareille,
Vers un soupçon plus triste encore j’appareille.
S’ils me ressemblent tant, c’est que peut-être aussi
Ne sont-ils rien devant mon regard obscurci
Que les reflets sans nombre où ma face livide
Sans fin se multiplie aux mirages du vide.
Mais non, non ! Si c’était cela, seul au milieu
De cet universel néant, je serais Dieu.
Et je ne suis pas Dieu ; car je souffre et je pleure.
Et je suis cependant. Et tu n’es pas un leurre
Non plus, ô vaste mer où je vais me heurtant
À tous ces flots humains qui me ressemblent tant.
Et c’est pourquoi je t’aime et j’aime que ta houle
Avec eux, moi, l’un d’eux, pêle-mêle me roule,
Me baise, m’enveloppe et me pénètre à fond.
On a là des instants où l’on croit qu’on s’y fond,
Où l’on sent, dans ce peu que l’on est de matière,
Toute l’humanité qui se résume entière,
Où cette certitude à l’esprit inquiet
S’impose, que l’homme est quelque chose qui est.
Tout verbe, à dire ça, semblerait indigeste.
Le cri n’en saurait rien exprimer, ni le geste.