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Et de pouvoir cuver dans un sommeil sincère
Quelque ivresse à bas prix sur nos lits de misère.
Que l’existence, avec ses regrets, ses chagrins,
Nous offre encor par-ci par-là des jours sereins ;
Que ce désert de loin en loin ait des mirages ;
Qu’on y fasse l’aumône à nos lâches courages,
Aumône d’amitié, d’amour, d’illusions ;
Que parfois à ces puits en passant nous puisions
Et que nos gorges pour une heure en soient plus fraîches ;
Qu’il reste un brin de fleur au foin sec de nos crèches
Et que ce brin resté nous rende en ses parfums
L’ancienne éclosion de nos avrils défunts ;
Amère, mais avec un rien qui l’édulcore,
Que la vie en un mot nous soit vivable encore ;
Tels sont les paradis, les pauvres paradis,
Qui ne nous semblent pas trop loin, trop interdits,
Et les seuls où sourie un vague espoir de trêve
Pour l’obscur sourd-muet qui geint dans notre rêve.
J’ai compris sa détresse et, lui prenant la main,
Vers ces paradis-là j’ai cherché le chemin.
Si j’ai su les trouver, tels quels, vaille que vaille,
Je n’en suis pas plus fier, car mince est la trouvaille ;
Et je n’exige pas d’un air conquistador
Que mon nom glorieux flamboie en lettres d’or
Sur cette Amérique, humble, hélas ! et bien ancienne
Puisque tout homme en soi peut découvrir la sienne.