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MES PARADIS

L’enchanteresse, comme une étoile s’efface
Dans l’aurore, on n’avait qu’entr’aperçu sa face,
Et de ses fleurs et d’elle il ne restait plus rien.
Donc l’immatériel portrait aérien,
Si tant est qu’on en eût d’une image aussi brève,
S’évaporait, espoir d’espoir, rêve d’un rêve.
Puis, on était à l’âge où le temps complaisant
Ne montre qu’un visage encore, le présent.
On prend tous les oiseaux dont l’aile vous effleure ;
On arrache gaîment les duvets blancs de l’heure,
Pour l’unique plaisir de les faire neiger
Au vent qui les emporte en tourbillon léger.
Les duvets envolés, où vont-ils ? On l’ignore.
Même, on n’a nul besoin de le savoir. Encore
Une autre heure qui passe, et l’on plume toujours.
Comment vous retrouver, duvets des primes jours,
Blancs duvets que la mer mêle aux blanches écumes
Des ans que, sans vouloir les vivre, nous vécûmes ?
Ô ces impressions d’ombre à fleur de cerveau,
Trame en fils de la Vierge au fluide écheveau !
Puis-je en redéployer l’impalpable dentelle ?
Les mots ont de gros doigts qui tremblent devant elle.
Vont-ils pas la salir, la rompre, en y touchant ?
Rien qu’à former ce vœu, j’ai peur d’être méchant.
Ces instants, ces bonheurs aux vagues effigies,
N’est-ce pas criminel, d’incarner leurs magies ?