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DANS LES REMOUS

Eh bien ! n’en ayons pas de honte ni d’effroi !
De cette multitude au moins soyons le roi !
Mon orgueil peut encor dans sa déconfiture
À s’apothéoser ainsi trouver pâture.
Oui, je suis un pays aux énormes cités
Dont tous les habitants vivent ressuscités
À la fois, ceux des temps passés, ceux de naguère,
Avec ceux d’aujourd’hui, tous, les grands, le vulgaire,
Héros, gueux, jusqu’aux plus obscurs, aux plus petits.
Tous reprenant soudain leurs anciens appétits
Inapaisés, leurs soifs qu’il faut qu’on désaltère,
Leur besoin d’expliquer le monde et son mystère.
De s’y créer des droits, de s’y faire un devoir,
Ou leur goût à jouir des choses sans savoir
Quelle cause préside aux effets délectables ;
Tous, tous, les favoris du destin, dont les tables
Regorgèrent de mets et les coffres d’écus
Et les lits de tétons, de ventres et de culs ;
Tous, les bons dont la main en fleurs fut aumônière,
Les pauvres doux, crapauds écrasés dans l’ornière,
Les révoltés, serpents qu’on traite d’assassins
Parce qu’à la nourrice ils ont mordu les seins,
Tétant du sang au lieu du lait qu’on leur refuse ;
Tous, tes humbles sans bien, sans nom, troupe confuse
De bestiaux paissant dans les herbes couchés
Ou blancs moutons conduits par de rouges bouchers ;