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UNE HISTOIRE DE L’AUTRE MONDE

de la première classe sont devenus de véritables colons. Mais à cette classe les déportés politiques n’arrivent presque jamais.

Ce fut une dure chose pour les deux amis, que la cruelle captivité du début. Il leur revenait au cœur des bouffées de cet air libre qu’ils avaient bu toute leur vie. Il leur remontait aux lèvres des arrière-goûts de ce Paris qu’ils aimaient tant, de ce Paris qu’ils chérissaient comme une mère, et dont ils regrettaient tout, même la pluie qui y tombe, même la boue dans laquelle on y piétine.

Les trois premiers mois furent terribles. Jean serait mort sans Marius. Sa robuste nature aurait succombé sous le poids des tristesses et des souvenirs. Mais le grimacier savait plaisanter les tristesses et égayer les souvenirs.

Il avait des paradoxes ingénieux :

— Vois-tu, disait-il, la tristesse est bonne pour les heureux, cela les distrait. Mais nous, nous avons autre chose à faire que de l’écouter.

Après l’esprit, leur meilleur consolateur fut le travail. Ils comprirent qu’en travaillant ils conserveraient leur santé et gagneraient un peu de liberté. Cette pensée, l’activité de leur vie, l’amitié qui les unissait, l’habitude qu’ils avaient prise de partager toutes les joies et toutes les peines, leur rendirent plus supportable le second trimestre d’internement.

On remarqua leur bonne conduite, leur application, leur esprit inventif dans beaucoup de cas difficiles, l’énergie de l’un, la bonne humeur de l’autre. Leur