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LES MORTS BIZARRES

Féru entrait par la porte de la cuisine. Quand il fut assis, le patron s’approcha de lui et lui parla à l’oreille. Quelle sottise commettait cet imbécile ? Est-ce que, par hasard, il lui parlerait de moi ? Je n’en doutai plus, quand je vis le jeune homme lever la tête pour me regarder. J’étais fort gêné par ce regard, d’autant plus que je tenais la pièce de vers à la main.

Je ne savais trop comment me tirer de ce pas ridicule, quand Féru lui-même vint à moi et me dit d’une voix extrêmement douce :

— Est-il vrai, monsieur, que vous trouviez ces vers de votre goût ?

— Je les trouve fort bien, monsieur, répondis-je, mais je vous demande pardon de l’indiscrétion…

— Oh ! je ne saurais vous en vouloir, puisque cela me vaut des compliments. C’est la première fois qu’on m’en fait à propos de mes vers.

J’étais étonné de son aisance, de son affabilité. Ce sauvage était fort aimable. Je me levai et le reconduisis à sa table, où je pris place en face de lui.

Ses vers furent naturellement le sujet de notre conversation. Je lui dis que j’étais moi-même poète ; et, après avoir loué sans réserve la belle venue, le souffle large et la touche vigoureuse de sa pièce, je lui fis quelques observations de détails sur certaines répétitions, sur quelques rimes faibles et autres menues fautes. Il me promit de me montrer d’autres vers, et nous nous quittâmes ce soir-là presque amis, de cette amitié rapide et franche qui éclot entre jeunes gens.

Au bout de quelques jours, nous étions tout à fait